Depuis ce fameux soir du bal, beaucoup de choses avaient changé à Everton. La menace née ce jour-là semblait s’être évanouie tandis que la ville avait étrangement évolué, sans que Ianto n’y perde complètement ses repères. Il avait cependant l’intime conviction que les ennuis n’étaient pas terminés et que le projet de reformer une équipe qu’ils avaient avec Jack était toujours pertinent. On ne savait pas ce que la ville préparait, mais il était certain qu’elle ne laisserait pas ses habitants en paix.

Ianto Jones était du genre prévoyant. Très prévoyant. Peut-être même trop. Il avait analysé les possibilités et vu la population des lieux, il n’était pas improbable que la nouvelle équipe de Torchwood récupère des informations confidentielles et sensibles qu’il vaudrait mieux détruire si quelqu’un venait à tenter de leur dérober. Il fallait donc qu’il installe un petit système de sécurité dans leur QG souterrain, juste au cas où. Ce qui impliquait, bien évidemment, de construire une bombe.

Bien sûr.

Faire des courses en apparence anodine dans un supermarché pour remplir le caddie d’éléments inoffensifs si séparés, mais fondamentalement explosifs une fois combinés, ce n’était pas la première fois pour le Gallois. Oh non. Après tout, Cardiff était truffé de supermarchés, mais pas de fournisseurs de dynamite. Juste d’aliens et de voyageurs temporels… Bref.

Ce jour-là, le barman avait repris sa place derrière le comptoir, et réfléchissait au meilleur moyen d’assembler ses éléments pour construire un système défensif à la fois efficace et sécurisé. L’aide de Tosh n’aurait pas été de trop sur ce coup-là… Plongé dans ses pensées, il ne releva la tête que lorsque la cliente l’interpella.

Oh. Comment s’appelait-elle déjà ? Il avait entendu Steve Rogers l’appeler… Nat. Il avait noté cela dans le dossier du capitaine. Elle, dont il avait supposé qu’elle devait être la dénommée Natasha Romanoff des registres du Hope Shelter, il avait eu du mal à cerner son dossier. Elle paraissait tout à fait ordinaire d'après les informations du refuge… Pourtant le regard qu’elle lui lança ne l’était pas. Pas du tout.

« Bonjour, bien sûr, pas de souci, répondit-il avec un sourire poli. Blonde, brune ou rousse ? »

Il ne lui fit pas l’affront de lui tendre la carte. Elle n’était pas venue pour ça, c’était évident.

Jeu de regards. Il connaissait ça par cœur. Cette joute silencieuse. Cet affrontement de volontés. Si elle pensait gagner parce qu’il était un petit majordome obéissant… Ianto n’avait pas sa langue dans sa poche et encore moins ses yeux, il n’était pas du genre à les baisser. Il avait regardé la mort en face, la peur pour lui-même était un sentiment qu’il avait depuis longtemps abandonné. Et du côté de la rousse… il vit la même lueur farouche. Il sut à cet instant qu’elle aussi avait connu l’étreinte de la faucheuse, mais il n’en dit pas un mot.

« Et voici. » annonça-t-il en posant le verre de Chimay bleue devant son invitée.

C’est alors qu’elle posa sa question. Directe. Sans détours. Il devait bien lui reconnaître ça. Elle avait l’air de quelqu’un qui n’a pas de temps à perdre. A la vitesse de l’éclair, Ianto passa en revue ses faits et gestes, incapable de savoir ce qui aurait trahi l’activité secondaire du pub et de ses gérants. Il était clair qu’il avait merdé, mais où ? En même temps, il y avait tellement de témoins potentiels… Il devait bien avouer que l’ambiance étrange d’Everton avait dû diminuer sa vigilance. Il avait baissé sa garde, il avait été moins prudent. Quel idiot…

« Je suppose que vous dire que je ne sais pas de quoi vous parlez ne vous fera pas changer d’avis sur mon établissement, commença-t-il. Mais avant de répondre à votre interrogatoire, j’aimerais savoir à qui j’ai affaire. »

Est-ce qu’il réussirait à gagner assez de temps pour réfléchir à un moyen de s’en sortir ? Fichue ville, dans laquelle on ne pouvait même pas se procurer quelques grammes de Redcon, ils lui auraient été bien utiles dans une telle situation. Et Jack qui n’était pas encore rentré… Comment le prévenir que leur petite affaire était à moitié découverte ? Il fallait que le Gallois trouve un moyen de lui envoyer le mot d’alarme discrètement, et il avait l’intime conviction que ce ne serait pas chose aisée avec la personne en face de lui.

Un bouton en dessous du bar. Il fallait - ou plutôt il aurait fallu - qu’il installe un bouton sur le comptoir pour lui permettre de contacter rapidement et discrètement Jack lorsque c’était nécessaire. L’idée le frappa alors qu’il regardait la femme en face de lui sourire, un sourire qui n’augurait rien de bon. Cela lui aurait été très utile, mais il n’avait pas eu le temps de réfléchir au sujet. Et, même si elle avait baissé le regard un instant, Ianto avait bien senti et compris que jamais il n’aurait le temps de se saisir de son téléphone pour envoyer un message à son compagnon. Il se sentit soudain acculé, comme un animal dans un piège, et il eut peur. Pas pour lui-même, mais pour ce qu’ils avaient reconstruit ensemble, ici, à Everton.

Il devait réfléchir calmement.

Il posa les mains en évidence sur le comptoir, se penchant légèrement vers son invitée comme pour lui faire une confidence. Les pensées s’alignaient dans son cerveau, une à une, précises. Elle était venu pour savoir ce qu’il faisait. Elle le soupçonnait de quelque chose. De quoi ? Il n’était pas certain. De l’extérieur, ses activités pouvaient en effet être suspectes. Si elle venait en personne, et vu son attitude, elle considérait très certainement qu’il fallait qu’elles cessent. Qu’il y avait une menace, quelque chose d’obscur qui méritait d’être éclairci. Ce qui la plaçait… soit du côté des gens qui voulaient s’y associer, et elle jouait très bien la comédie, soit du côté des gens biens qui se donnaient pour mission de protéger la ville.

Ianto doutait que ses “yeux-revolvers” soient de la comédie. Ses menaces à peine voilées avaient un accent de sincérité qui l’aurait presque fait frissonner. Non, peu à peu, il commençait à être convaincu que Natasha Romanoff poursuivait les mêmes objectifs que lui. Le seul problème… c’était qu’elle ne le savait pas. Le croirait-elle ? Rien n’était moins sûr. Pourtant, il n’avait plus vraiment le choix.

« Vous savez, mademoiselle Romanoff, vous n’êtes pas la seule à vouloir protéger cette ville… ou plutôt, ceux qui y habitent. »