Pour la deuxième fois de son existence, Kathani avait été contrainte de quitter un monde qui lui était familier, pour un univers étranger ; et cette fois, elle n’avait pas eu le temps de faire ses adieux. Everton était une ville étrange, mystérieuse, et lorsqu’on lui avait expliqué la première fois qu’elle ressemblait au futur de sa propre époque, elle en avait été effrayée.
Puis, lentement mais sûrement, au cours des trois mois qui avaient suivi, elle s’était habituée. Au bruit, à la vitesse, à la modernité. Cela n’avait pas été facile, mais elle avait tenu bon, comme à son habitude. Elle avait gardé la tête haute, noble et fière. Une Sharma ne se laissait pas abattre, surtout pas l’aînée de la famille. Elle avait tout affronté pour protéger sa sœur, elle s’était sacrifiée, même, une autre épreuve ne la briserait pas.
Seulement voilà. Edwina n’était pas là. Kate était seule, et cette solitude lui pesait atrocement. Il lui semblait qu’en ces lieux et sans sa cadette, elle n’avait plus aucun but. Elle s’était sentie inutile, désoeuvrée, impuissante. Ces sentiments avaient commencé à la ronger ; il fallait qu’elle trouve une occupation, quelque chose à faire pour détourner son esprit de l’absence, du vide. Oublier aussi le manque qu’elle ressentait vis-à-vis d’un certain vicomte, qui ne devait rester qu’un simple souvenir dans sa mémoire. C’était sans doute mieux ainsi.
La jeune femme avait cherché, dans ce nouveau monde, l’activité qu’elle pourrait exercer, et elle s’était enfin tournée vers le centre-équestre. Puisqu’elle avait le choix désormais, et qu’une nouvelle vie s’ouvrait devant elle, elle avait envie de la vivre intensément, et de suivre ses passions. L’équitation était l’une d’elles. Le propriétaire du centre recherchait une gérante, et en tant que femme de son époque, elle savait bien évidemment tenir une maison, des comptes, gérer des employés, recevoir des visiteurs… Elle avait été embauchée presque immédiatement, sans doute également pour son affinité avec les chevaux et ses compétences de cavalière.
Le lendemain, Kathani se rendit à l’aube au centre, vêtue de la tenue de chasse qu’elle portrait à son arrivée et décidée à explorer les environs sur une monture pour se familiariser avec les lieux. Elle n’avait pas encore eu l’occasion de jeter un œil aux registres et autres documents, elle s’en occuperait à son retour avec une bonne tasse de thé. Pour l’instant, elle profitait de la fraîcheur de la nuit qui remontait depuis la terre humide, et des premières lueurs roses et oranges qui coloraient le ciel. Elle jeta son dévolu sur une jument gris pommelé du nom de Milady, pour son nom bien sûr mais aussi son caractère qui lui sembla immédiatement amical et de bonne volonté.
La lumière de l’aurora filtrait à peine au travers des frondaisons, et dans l’obscurité du sous-bois, Kate fit avancer sa monture au pas sur le large chemin, profitant de l’instant suspendu. Les premiers oiseaux s’éveillaient, lançant leur chant en trilles joyeuses ; la journée s’annonçait superbe.
Elle distingua soudain une silhouette plus loin sur le chemin, qui semblait revenir d’un léger détour, ce qui expliquait qu’elle l’avait rattrapée malgré son allure modérée. L’aînée Sharma arrêta son cheval, flattant son encolure distraitement en observant la personne au-devant d’elle. C’était un homme, de profil… Un profil qu’elle distinguait à peine dans la pénombre, mais qui lui semblait familier… Elle retint une exclamation de surprise.
« Anthony ? »Elle posa vivement la main sur sa bouche, espérant qu’il soit trop loin pour entendre. Puis elle fit avancer sa jument, lentement, se rapprochant de celui qu’elle reconnaissait de mieux en mieux. Kate se redressa sur sa selle, tête haute, posture fière. Elle ne céderait pas aux sensibleries.
« Bon matin, monsieur le vicomte. » lui lança-t-elle avec un léger sourire.
Mais ses yeux ne pouvaient dissimuler son trouble.