Le Roi des Cauchemars avait l’habitude d’avoir des ennemis, des opposants ; il savait ce qu’était l’adversité, ses nombreux combats contre les Gardiens lui avaient appris à envisager la résistance à ses actions. Mais la concurrence… Il devait bien avouer que c’était la première fois. Et il devait également avouer qu’il n’aimait pas, mais alors pas du tout ça. Il fallait qu’il s’en débarrasse au plus vite.

Mais sa rencontre avec Alexandre Morozova - car c’était bien de lui dont il était question - lui avait montré qu’un affrontement direct ne serait pas en sa faveur. Il avait donc pris son mal en patience et avait guetté l’occasion, le moyen de le faire tomber.

Pitch aurait sans doute pu tenter de se glisser dans les rêves de son rival, mais c’était une carte précieuse qu’il ne voulait jouer qu’en étant sûr de frapper fort, très fort. S’il se faisait repérer avant d’avoir pu manipuler suffisamment le Grisha, il ne pourrait plus compter sur son avantage onirique.

Il l’avait donc suivi, avait espionné ses faits et gestes du mieux qu’il pouvait. Il s’était bien gardé d’utiliser les ombres de peur de se faire repérer. Et finalement, il avait compris que le Hope Shelter était loin d’être anodin pour Morozova.

Cette fois, le Croque-Mitaine tenait une piste plutôt solide. Et cette piste se nommait… Alina Starkov. La gérante du Hope Shelter.

S’introduire dans son bureau n’avait pas été très difficile, on circulait dans ce bâtiment comme dans un moulin. Pitch avait donc pris ses aises et s’était installé dans le fauteuil, jambes croisées sur le plateau de la table de travail d’un air détendu et nonchalant.

La porte s’ouvrit enfin et il se fendit d’un sourire carnassier.

« Mademoiselle Starkov, quel plaisir d’enfin vous rencontrer ! » lança-t-il.

Il attrapa un stylo dans le porte-crayons et commença à jouer avec pour occuper ses mains - et le terrain, bien évidemment.

« Entrez, entrez, fit-il avec un petit signe de stylo comme s’il était chez lui, je meurs d’envie de discuter avec vous ! »

Occuper le terrain faisait partie des activités préférées de Pitch, il adorait ça, cela lui procurait un sentiment de puissance et de contrôle dont il se délectait. S’installer ainsi dans une pièce qui appartenait à quelqu’un d’autre était évidemment une stratégie qui usait de ce plaisir, et tout aurait été parfait si la jeune femme qui avait débarqué ne lui avait pas tant manqué de respect.

Il fronça les sourcils lorsque ses pieds quittèrent de force l’appui du bureau et il se redressa rapidement : pas question de perdre la face. Cela dit, un peu de résistance n’était pas de refus, il détestait quand sa proie était complètement sans défense. La victoire était plus savoureuse lorsqu’elle impliquait de briser une personnalité revêche. Le plaisir qu’il aurait eu à faire plier ce petit insolent d’Esprit de l’Hiver…

Un battement de paupières et il s’était téléporté dans un recoin un peu plus sombre, juste derrière Alina Starkov. Saurait-elle qu’il s’était servi de cette parcelle de noirceur, le comprendrait-elle au premier coup d'œil puisqu’elle connaissait bien Morozova ? Ou se demanderait-elle comment il avait réalisé ce petit tour de magie ?

« Pitch Black, pour vous servir, glissa-t-il dans son oreille en se penchant au-dessus de son épaule. Il y a plusieurs sujets qui nous concernent tous les deux. Le premier se nomme… Aleksander Morozova. »

Pitch sentit avec satisfaction une forme de méfiance - donc, de peur - s’instiller sous la peau de la jeune femme. Il ne se lasserait jamais des délicieuses réactions des humains - si elle était bien humaine - devant ses démonstrations de pouvoir. Il observa sa silhouette se diriger vers le fauteuil qu’il occupait précédemment sans se départir de son sourire, puis il s’approcha de la chaise en face d’elle et s’y installa, croisant les jambes et s’adossant nonchalamment. Pour l’instant, il maîtrisait la situation et se sentait très à l’aise dans cet exercice familier.

« Et moi je crois qu’au contraire, vous me serez d’une aide bien plus précieuse que vous ne l’imaginez. Voyez-vous, j’ai été, disons… »

Il chercha le mot approprié, assez hypocrite pour convaincre. Il en faisait même un peu trop, mais après tout, c’était à ce petit jeu qu’il était le meilleur. Être vil, et flatteur par la même occasion.

« …charmé par la personnalité de ce cher Aleksander lors de notre rencontre, qui s’est avérée mutuellement profitable. »

Et il ne mentait pas, ils s’étaient mis d’accord pour se tenir au courant l’un et l’autre des faits et gestes de leurs ennemis réciproques. Il omettait cela dit sa jalousie et sa rage lorsqu’il avait découvert que l’être en face de lui possédait les mêmes habiletés que lui sur les ténèbres et semblait même s’en départir mieux que lui.

« Mais il me reste très mystérieux, et comme je vois bien que c’est un homme humble qui n’aime pas parler de lui, je me suis dit qu’une de ses amies pourrait m’en apprendre un peu plus. Sans compter que son attention ne pouvait se porter que sur une charmante personne, il me tardait donc de faire votre connaissance. »

Le Roi des Cauchemars employait un ton presque mondain et inhabituellement agréable ; une tasse de thé n’aurait pas hors de propos entre ses mains fines et crochues. Pourtant, il ne comptait pas sur son hôte pour lui en proposer.

Pitch se retint de grincer des dents aux non-réponses de la gérante du Hope Shelter. Soit cette Alina n’en savait vraiment pas plus que lui - ce dont il doutait vu l’intérêt que lui portait Morozova -, soit elle lui était parfaitement loyale et ne s’abaisserait pas à partager les informations dont elle disposait. Il aurait pu - et dû - s’en douter. Un tel homme ne s’entourait ni de traîtres ni d’idiots.

A cette pensée, la solitude du Croque-Mitaine lui sauta aux yeux. Il était seul, sans allié. Comme il l’avait toujours été, bien sûr, mais cela lui avait-il été bénéfique ? D’autres s’étaient ligués pour le combattre, le détruire, et il avait dû courber devant leur multitude, leur puissance commune et cumulée ; et à nouveau, il se trouvait désavantagé face à Aleksander à cause de ses… amitiés.

Alina savait, elle était en possession de renseignements - elle avait laissé échapper le début d’un mot sur Morozova et l’avait de suite réprimé - et elle refusait de lui parler. Pitch sentit la rage bouillonner dans son ventre. Qu’est-ce qu’elle croyait ? Que sa fidélité la protégerait ?! Petite idiote qui pensait que les liens duraient ! Sa proposition sur les proches perdus fut la goutte d’eau. Seul ! On finissait toujours seul, rongé par les ombres, alors autant l’être sur un trône au sommet du monde plutôt qu’au fond d’une fosse, oublié de tous !

Explosant, le Roi des Cauchemars se redressa de toute sa hauteur, les ombres s’étirant autour de lui jusqu’à emplir la pièce, l’obscurité envahissant le bureau, sa voix résonnant autour d’eux comme provenant de la moindre parcelle de ténèbres.

« Qui est Aleksander Morozova ? tonna-t-il. Quel est votre lien ? Que cherche-t-il, ici, à Everton ? »