@Daphné Bridgerton  & Anthony Bridgerton

Assis derrière mon bureau, un livre de comptes dans les mains, je réfléchis à un bilan financier plutôt bon malgré le fait qu’il ne s’agisse pas de mes terres à proprement parler. Même si mes terres me manquent parfois, ce n’est rien comparé à ma famille. Je suis l’ainé et je me sens tristement impuissant face à cette incohérence qui m’a amené ici. Sans peinture pour me souvenir de leurs visages, ils n’existent plus que dans ma mémoire qui semble s’étioler avec le temps comme une fleur fane au fil de la saison. Je culpabilise d’avoir suivi Miss Sharma au détriment de ma propre sécurité alors que je sais représenter beaucoup pour ma mère et mes frères et sœurs. Ils comptent sur moi. Ils comptaient sur moi. Voilà deux saisons maintenant que j’ai quitté le parc d’Aubrey Hall et pas une seule journée ne se passe sans que je pense à tous mes proches.

C’est alors que l’on frappe à la porte, me sortant inexorablement de mes pensées. Je m’empresse de me racler la gorge pour montrer ma présence ainsi que ma disponibilité et c’est une secrétaire qui m’apporte une liste que je ne connais que trop bien. Une note comme celle-ci, elle m’en apporte une par semaine toujours une série de noms qui serait pour quiconque somme toute assez banale, mais pour moi elle est synonyme d’espoir. L’espoir qu’une personne que je connaisse soit sur cette liste qui mentionne alors les derniers arrivants à Lost People. Si ces noms couchés sur un bout de papier à l’encre noire sont là pour me rappeler combien je me dois de conserver l’espoir de revoir les miens, ils ressemblent de plus en plus à une punition de la vie pour mon arrogance et mon intransigeance. Et puis mes yeux se posent sur un nom de famille que je ne peux que connaitre : Bridgerton. Aussitôt je me redresse sur mon fauteuil afin de lire correctement la ligne. Prénom : Daphnée. Année du transfert : 1813.

Aussitôt, je me lève et relis trois ou quatre fois la même ligne. Il me faut être certain que c’est bien elle. Et même si je viens de 1814, je n’ai pas le moindre doute quant à son identité. Aussitôt, je ramasse mes affaires, j’enfile ma veste et prévient de mon absence soudaine pour retrouver une personne à Lost People. Tous ceux que j’ai pu rencontrer jusqu’à présent ont tous en commun ce souhait de retrouver une personne à Lost People. Aujourd’hui c’est mon tour, ma petite sœur est arrivée il y a quelques jours seulement et je me dois d’être présent pour elle. Je me dois d’être là après toutes ces années où j’ai eu l’impression de lamentablement échouer dans mon rôle de chef de famille.

Je m’empresse de prendre la route en direction de l’endroit où je sais qu’elle sera. Peu de personnes quittent cet endroit durant les premiers jours après l’arrivée. D’autant plus quand l’époque et significativement bien différente de celle d’où l’on vient. Dans mon cas, j’ai dû y rester quelques semaines, le temps d’apprendre, de prendre mes repères et de montrer mes compétences pour rendre service à cette communauté. Le taxi se gare rapidement et je descends en trombe du véhicule, j’ai encore du mal à m’habituer à la vitesse d’une voiture après deux années ici.

En arrivant dans le bâtiment, je demande aussitôt à revoir ma sœur. J’explique rapidement la situation à la personne en charge de l’accueil et elle m’indique le chemin vers ses quartiers. Si l’anxiété monte alors que je m’approche de sa chambre, ce n’est rien comparé à l’excitation de retrouver une membre de ma famille et encore plus lorsqu’il s’agit de ma petite sœur qui me comprend mieux que quiconque. J’ai toujours eu une très bonne entente avec tous mes frères et sœurs. Mais avec Benedict et Colin, j’ai vraiment une relation de frères taquins et parfois rivaux. Avec Daph’ c’est encore différent, c’était comme si elle comprenait ma position d’aîné puisqu’elle est la première fille de la famille. Pour les plus jeunes, j’ai plus eu un rôle de père plutôt que de frère. Je toque à la porte dans l’attente d’une réponse tout en caressant par réflexe, la montre de mon père accrochée à mon gilet.

@Daphné Bridgerton  & Anthony Bridgerton

La joie de la retrouver n’est en rien comparable à autre chose que j’ai pu vivre au sein de ce monde depuis mon arrivée. Je me sens anxieux à l’idée de la revoir et en même temps, enfin, je ne suis plus seul. J’ose espérer que nos retrouvailles se passeront du mieux possible et qu’elle n’est pas trop déboussolée de ce changement soudain dans sa vie. Parce qu’arriver à Everton, oui, c'est un changement non négligeable pour des personnes comme nous qui viennent non seulement d’un autre monde, mais également d’une époque révolue, nécessitant alors un apprentissage complet et fastidieux pour espérer une bonne intégration.

J’arrive alors devant sa porte et l’appréhension monte en même temps que l’excitation de serrer à nouveau ma sœur dans mes bras. Je regarde nerveusement ma montre avant de la remettre en place tandis que la porte s’ouvre. Sa réaction est telle que j’aurai dû m’y attendre et pourtant elle n’est en rien distinguée comme la bienséance de notre époque le suggère, mais à dire vrai, je m’en moque royalement. J’enlace ma petite sœur, l’entourant de mes bras alors qu’un sourire se loge sur mon visage pour disparaitre dans ses cheveux. Je ferme les yeux en enfouissant mon visage dans son cou et murmure son prénom :

« Daphné. Que c’est agréable de te revoir. »

Mine de rien, en deux années passées ici, je suis passé par toutes les émotions et ressentis possibles et imaginables. J’ai longtemps eu de l’espoir, avant d’avoir une profonde dépression et enfin une résignation que je demeurerais seul, même si l’espoir silencieux a toujours été présent au fin fond de mon cœur. La savoir ici et la voir ici me fait plaisir autant que cela m’attriste. Cela signifie qu’elle n’est plus en sécurité dans notre époque et qu’elle en proie aux mêmes tourments qui ont été les miens à mon arrivée. Mais contrairement à moi, elle n’est pas seule puisque je serai présent pour prendre soin d’elle et lui apprendre les nouveautés et les aléas de ce nouveau monde. Alors qu’elle s’écarte de moi, je ne peux m’empêche de laisser une main vagabonder sur sa joue afin d’essuyer les larmes itinérantes.

« Je t’avoue que je n’y croyais plus jusqu’à ton arrivée, notée dans les registres. »

Je garde le sourire sur mes lèvres, et cela, malgré la boule qui se forme dans ma gorge. Je la suis dans son appartement… ou plutôt son espace personnel, le temps qu’elle puisse être totalement autonome. Même si, aussitôt, l’idée de la ramener chez moi, me vient à l’esprit. Je n’ai plus la fortune de la famille Bridgerton mais mon salaire et mes économies me permettent de subvenir amplement à mes besoins. Alors que je me retrouve en face d’elle, dans l’intimité de ses quartiers, mon regard se pose à nouveau sur elle. Elle n’est visiblement plus – ou plutôt pas encore - une mère comme la femme que j’ai connue jadis. Est-elle seulement encore mariée au Duc de Hasting ? Tant de questions qui s’imposent à mon esprit, mais que je me refuse de me laisser me corrompre pour l’instant. Je préfère me concentrer sur Daphné et son bien-être.

« Comment te sens-tu petite sœur depuis que tu es ici ? »

@Daphné Bridgerton  & Anthony Bridgerton

Je ne parviens pas à retirer le sourire de mon visage tant le bonheur d’être en présence d’une personne de ma famille était immense. Notre étreinte fraternelle me fait me souvenir ma vie d’avant et fait remonter en moi des émotions qui je pensais disparues pour toujours. Je remarque ses larmes qui se pointent sur son visage délicat et les essuies aussitôt même si elle se recule avec délicatesse. Cacher notre tristesse est un acte courant à notre époque, mais désormais, c'était comme si j’étais habitué d’une certaine manière à cette nouvelle vie. Alors que j’aurais vraiment cru que cela n’arriverait jamais. Ce simple geste envers ma sœur, un geste qui pourrait être courant ici lorsque quelqu’un pleure et qu’on le tente de le réconforter. À notre époque, l’on regardait ailleurs ou peut-être que l’on tendait un mouchoir, mais en aucun cas, il n’y aurait eu un geste envers cette personne.

Ma main reste légèrement suspendue dans l’air alors qu’elle reprend contenance et mon regard se perd un peu dans son appartement comme une bonne vieille habitude afin de lui laisser une certaine discrétion. Je l’informe alors que je l’ai retrouvé via les registres des nouveaux arrivants. Ces registres, j’ai la possibilité d’en avoir connaissance grâce à mon statut à la mairie de la ville. Ma bouche reste entrouverte à l’idée de lui dire que je suis ici depuis deux années calendaires.

« Oui… J’ai accès aux registres. Mais il y a plus important. »

Je me rends compte qu’elle est légèrement plus jeune que le souvenir que j’avais gardé d’elle en tant que Duchesse et mère également. Et l’année de son arrivée sur le registre me revient en mémoire, alors je prends conscience de ce que je sais qu’elle ignore, en plus de tous ces bouleversements temporels. Mais avant de répondre à ma question sur son ressentiment, elle me demande si je désire du thé. Je souris à cette idée de passer un peu de temps en sa compagnie. Je me redresse et m’incline légèrement en signe de respect :

« Je serai ravi de prendre le thé avec toi petite sœur. »

Je prends place sur son canapé alors tout en la cherchant du regard comme si j’avais peur qu’elle disparaisse à nouveau en sortant simplement de mon champ de vision. Lorsqu’elle revient à mes côtés et qu’elle me sert le thé, j’incline à nouveau la tête en la remerciant avant de l’écouter me parler. Les pantalons sont en effet accessibles aux femmes tout comme certains hommes portent des robes. C’est encore surprenant pour moi et en même temps cela prouve qu’une certaine tolérance a été mise en place avec les années. Si je ne suis pas un habitué encore de ces coutumes, je ne les renie pas pour autant. J’ai seulement parfois des interrogations encore même maintenant, après deux années.

« Oui, c’est vrai. Tu vas vois qu’il y a eu beaucoup d’évolution par rapport à notre époque. Mais en soit, je pense que ce n’est pas une mauvaise chose. Et si tu préfères, tu es libre de conserver les robes Daph’. »


Je la regarde réagir tout en prenant le thé et en buvant une tasse. Il est brulant, me faisant légèrement froncer les sourcils avant de reposer la tasse pour ajouter une dose supplémentaire de lait, préparé par Daphné également. Je réfléchis en même temps ses questions et je me doute qu’elle sera surprise du temps que j’ai passé ici.

« Je suis là depuis quelque temps maintenant. Deux années pour être plus précis. J’ai donc passé du temps seul comme tu l’évoquais à l’instant… Je me porte comme un vicomte sans comté, un patriarche sans famille. Daphné, depuis mon arrivée il y a deux ans, tu es la première que je retrouve de tout mon entourage. »

Je sais que la nouvelle doit être comme un choc, mais je me permets de poser ma main sur la sienne pour la soutenir :

« C’est pour cela que je suis d’autant plus ravi de te retrouver. »

Je me racle la gorge un instant et ajoute comme pour terminer mon aveu :

« Je dois également t’annoncer que je ne viens pas de la même année que toi. Pour toi, c’était l’année 1813. Et je viens de 1814. C’est étrange, j’en ai bien conscience... Je suis parti après toi et arrivé avant toi, mais c’est une des particularités de ce bouleversement du temps. J’ai 32 ans maintenant. »

Je me rends compte que cela fait un nombre certain d’informations à comprendre et je me tais alors afin de lui laisser le temps d’intégrer toutes ces nouvelles. Néanmoins, maintenant que nous sommes réunis, je serai là pour elle, pour l’encadrer et répondre à ses questions, rassurer ses peurs et angoisses. Être le grand frère que je ne suis plus depuis trop longtemps maintenant.

@Daphné Bridgerton  & Anthony Bridgerton

Les questions de Daphné devenaient de plus en plus nombreuses et répondre à toutes ne serait pas une tâche aisée. Daphné avait toujours été curieuse par nature, et ma foi cela m’avait tantôt agacé, tantôt rendu fier. Elle n’était pas de celles qui n’étaient que dans l’apparence. Non. Daphné avait des connaissances et un savoir qui la rendait particulièrement intéressante.

Cependant je ne répondais pas à sa question sur les registres puisque celle-ci me semblait peu importante par rapport au reste de la conversation qui nous attendait. Elle devait comprendre la situation même si celle-ci lui avait certainement déjà été expliquée. J’acceptais alors le thé qu’elle me proposait et attendit patiemment qu’elle le fasse avant de commencer à répondre à ses questions et autres remarques. Nos coutumes vestimentaires passèrent en premier et cela me fit sourire. En effet, l’évolution entre notre époque et celle-ci était une étape importante à intégrer.

« Je tâcherais de d’éclairer au mieux si besoin. Je commence malgré moi à m’y habituer. Et je connais quelques bons couturiers et couturières. J’ai réussi à me faire refaire quelques costumes agréables à porter. Je pense que ces personnes pourront t’aider également si tu le souhaites. »

Même si j’estime que le coût d’une robe du 19ème siècle n’a surement pas le même prix qu’à notre 19ème siècle justement. Mais qu’importe, pour le bonheur de ma sœur, j’étais prêt à beaucoup de sacrifice et j’avais accumulé une certaine rente pécuniaire depuis le temps que j’étais ici même si je n’avais pas autant d’argent qu’en étant vicomte.

Je lui avoue ensuite que je suis présent dans ce monde depuis deux années maintenant et malheureusement seul jusqu’à son arrivée. Sa réaction est telle que je m’y attendais, elle est triste pour moi mais je la rassure en avouer être très heureux de l’avoir retrouvé.

« Merci Daphné, ces mots compte beaucoup pour moi. J’espère que l’on retrouvera le reste de notre famille et de nos amis. »

Puisque l’on est dans les confessions, je me dois de lui avouer mon époque de départ qui est également différente de la sienne. En effet, je suis arrivé ici avant elle mais je suis ici partie de notre époque bien après elle. Même si mes mains et les siennes sont encore entrelacées, mon regard ne quitte pas le sien puisque je me montre curieux de connaitre sa réaction tout en acceptant le fait que mes révélations soient on ne peut plus déroutantes. Elle me raconte son arrivée et je ne peux que hocher la tête silencieusement. Je me souviens de cet instant, de ce duel qui a entrainé le mariage de ma sœur avec le Duc. Cet instant qui a fait d’elle la duchesse

« Je sais combien cela peut-être perturbant mais oui, je me souviens de cette matinée. Et de ce qu’il s’est produit après… »

Je la vois prendre sa tasse et je fais de même pour boire une longue gorgée avant de reprendre :

« Il est vrai que je sais ce qu’il t’est arrivé après le duel mais je ne sais pas si c’est une bonne idée que je te raconte tout… surtout que je n’ai pas revu Simon Basset non plus depuis mon arrivée. »

Et si je lui raconte qu’elle est désormais duchesse à mes yeux et qui plus est mère d’un petit garçon, comment prendra-t-elle la nouvelle ? Suis-je vraiment la personne appropriée pour lui dire tout ceci ?

« Je peux simplement t’assuré qu’en 1814 tu étais heureuse et épanouie dans ta vie, chose qui n’était pas aussi certain, je le crains en 1813. »