Lorsqu’elle sortit des toilettes, Ciri évita soigneusement de regarder vers la table où s’était joué leur combat. Elle se dirigea sans tourner la tête vers Geralt, qui venait de récupérer Zireael. La jeune femme tendit la main vers son épée. Sa lame… que se serait-il passé si elle ne l’avait pas confié au tenancier avant de s’engager dans cet affrontement ? Elle ne voulait pas y penser. Lorsque ses doigts touchèrent la garde, elle ressentit comme une décharge électrique et son poing se referma automatiquement, en un geste familier, répété mille fois. Une extension d’elle-même. Voilà ce qu’était Zireael.

La sorceleuse releva le visage vers son père et lui offrit un sourire beaucoup plus sincère. La rage dans son ventre s’était apaisée, ou du moins Ciri tentait-elle de s’en convaincre.

« Allons-y, je te suis. » lança-t-elle en désignant la sortie.

Avant de partir, elle salua de la main l’aubergiste qui n’avait toujours pas repris de couleurs satisfaisantes et ne lui rendit pas son geste. Elle haussa les épaules en sortant. Bah, il devait en avoir vu d’autres, non ? Ce genre de bagarres étaient fréquentes dans les établissements qui servaient de l’alcool, en tout cas dans leur monde.

« Alors, où allons-nous ? » demanda-t-elle une fois dans la rue.

Ses pas étaient comme automatiques, Ciri n’y songeait pas, trop absorbée par les pensées confuses issues de leur affrontement précédent. Elle tentait également de se concentrer sur ce que lui racontait Geralt. Pour l’instant, il se contentait de l’informer à nouveau de leur destination, mais leur marche ramena bien vite des souvenirs qu’il lui partagera avec une nostalgie teintée de tendresse.

La jeune fille eut un sourire et lui tapota l’épaule.

« Ce n’est pas vraiment le regard des gens qui m’inquiète si je grimpe sur ton dos, mais plutôt la santé de tes vertèbres ! le taquina-t-elle. J’ai malgré tout bien grandi depuis ce temps-là… même si ce n’est pas l’envie qui me manque d’y retourner. »

Le poids qui appuyait sur sa poitrine sembla diminuer, une vague de soulagement parcourut son dos, accompagnée d’un léger rire. Son père savait comment lui changer les idées, et comment l’aider à surmonter la noirceur qui s’imposait parfois à elle.

« Une surprise ? Mh, je pensais avoir mon lot d’imprévus pour la soirée, mais je te fais confiance. »

Lorsque Geralt lui ouvrit la porte, la sorceleuse fit semblant de soulever un chapeau invisible pour le saluer, avant d’entrer dans les lieux. L’ambiance chaleureuse lui fit oublier un peu plus l’esclandre précédente et elle s’assit avec satisfaction en face de son père. Son estomac lui rappela bruyamment pourquoi ils étaient venus, mais elle ne put s’empêcher de remarquer que Geralt avait choisi une table de trois.

« Nous avons un invité ? » demanda-t-elle en levant un sourcil.

Ça ne pouvait pas être Yennefer, elle n’était pas à Everton, à moins que…

Avant qu’elle n’ait eu sa réponse, un jeune homme vint s’asseoir à côté d’elle, ne faisant au début pas attention à elle et s’adressant plutôt à Geralt, dont il semblait familier. Le fameux Ho… Howard, si elle se rappelait bien ? Ciri était prête à la saluer, mais lorsqu’il se tourna vers elle, il parut ne pas en croire ses yeux, au point que la jeune fille aurait pu remonter sa mâchoire pendue d’un geste de la main.

Son père ne mentait pas quand il disait que son colocataire était un admirateur de leurs aventures, il en restait bouche bée. La sorceleuse aurait pu s’en offusquer, pourtant elle le trouva sympathique ; il lui rappelait en quelque sorte Côm, l’enfant qu’elle avait rencontré la veille et qui avait tant réclamé la véritable fin de l’histoire.

« Bonsoir, Howard, enchantée de vous rencontrer, Geralt m’a beaucoup parlé de vous, fit-elle en souriant et en lui tendant la main. Vous devriez refermer la bouche, à moins que ce ne soit une tradition du monde d’où vous venez pour saluer de nouvelles connaissances. »

La soirée avait bien commencé, puis avait mal tourné, mais les augures étaient désormais favorables. Ciri se sentait beaucoup mieux, entre Geralt et Howard, à les regarder s’envoyer des piques comme deux vieux amis. Cela lui faisait chaud au cœur de voir que son père n’avait pas été seul à Everton jusqu’à son arrivée et qu’il avait pu compter sur quelqu’un comme le jeune homme, qui paraissait fiable et vraiment sympathique.

La sorceleuse se contenta de sourire lors de leurs échanges sur sa potentielle peur ou bien ses capacités à briser en deux le dernier arrivé à la table. Elle doutait fortement des deux hypothèses : Howard était bien trop avenant pour lui faire peur et la fascination qu’elle voyait dans ses yeux n’avait rien de malsain, rien à voir avec ce qu’elle avait pu vivre dans son monde auparavant ; et bâti comme il était, il lui aurait donné du fil à retordre en combat singulier. Elle s’imagina un instant l’affronter, chercha les failles dans sa posture, et parvint à la conclusion que non, le briser en deux s’avérerait plus compliqué qu’annoncé. Il disait probablement ça pour lui faire plaisir, ou les faire rire. Elle décida de rentrer dans son jeu :

« Heureusement, il me prend rarement l’envie de molester sans raison de pauvres admirateurs. Et puis, j’ai bien trop faim pour penser à autre chose qu’à manger ! » termina-t-elle en attrapant ce qui semblait quelques pages faites d’une matière étrange et lisse que Geralt lui tendait.

Elle les déchiffra et comprit qu’il s’agissait de la liste des plats. Elle laissa son regard planer, chercha les ingrédients qui lui étaient familiers, mais elle devait bien avouer qu’elle était un peu perdue. Elle décida que c’était un bon moyen d’entretenir la conversation avec le colocataire de son père.

« Je ne comprends pas la moitié de ce qui est écrit et pour l’instant l’estomac de mon père grogne trop fort à ses oreilles pour qu’il me soit d’une quelconque aide, déclara-t-elle en lançant un petit clin d'œil à Geralt. Alors, Howard, qu’est-ce que tu me conseillerais ? » demanda-t-elle en passant naturellement au tutoiement.

Retrouver le plaisir de taquiner son père, voilà qui illuminait sa soirée. Ciri ne pouvait pas s’empêcher de penser de temps en temps à quoi aurait ressemblé sa vie si elle avait pu rester à Kaer Morhen, ou même à Melitele : elle aurait sans doute été rythmée par ce genre de moments avec Geralt, Yennefer, peut-être Triss et Jaskier, et Vesemir…

Non, elle ne devait pas penser à son oncle. Pas question de gâcher à nouveau la soirée.

« A tes souhaits. » se contenta-t-elle de répondre à la série de mots qui constituait la commande du sorceleur.

La jeune fille fit cependant une petite grimace lorsque son père évoqua la connaissance qu’Howard pouvait avoir d’elle. Elle détestait ce sentiment d’objectification, de n’être que le personnage d’un conte à la merci du regard et de l’analyse du lecteur ou de l’auditeur. Encore une fois, il lui semblait que de parfaits étrangers en savaient bien plus sur sa propre vie qu’elle-même. C’était comme être dépossédée d’elle-même. Ça ne semblait pas gêner Geralt - la pudeur n’était sans doute pas un trait de caractère dominant chez lui - mais pour la sorceleuse, c’en était presque insupportable.

Fort heureusement, leur invité ne s’y attarda pas et préféra lancer lui aussi quelques pics à son colocataire. Ciri lui en fut reconnaissante et lui adressa un sourire sincère :

« Merci pour l’invitation ! De toute façon, je n’ai pas un seul sou en poche, je viens d’arriver. »

Elle ne tenta pas de se soustraire au regard du jeune homme lorsqu’il la fixa pour l’analyser, même si mal à l’aise dans ce genre de situation. Elle ne détectait aucune malveillance dans ce regard, elle le soutint tranquillement.

Ciri leva ensuite un sourcil amusé lorsqu’il annonça le choix qu’il lui proposait. Des… champignons ? Probablement pas du genre de ceux qu’on lui donnait à Kaer Morhen. S’il connaissait si bien sa vie, y faisait-il référence ? Si c’était le cas, il avait le sens de l’humour.

« Va pour une forestière, alors ! Et toi, qu’est-ce que tu prends ? »

Le serveur s’approcha pour prendre leur commande.

« Dis-moi, Howard, comment fais-tu pour accomplir le miracle que même le grand Jaskier a peiné à réaliser, c’est-à-dire vivre avec mon père ? » enchaîna-t-elle, bien décidée à continuer à taquiner Geralt.

La sorceleuse fit l’erreur de prendre son verre d’eau et de tenter d’avaler une gorgée en écoutant Howard répondre à sa dernière question ; elle faillit donc s’étouffer de rire en entendant que le colocataire de son père avait un chat et qu’il cherchait quelqu’un pour s’en occuper. En la personne de Geralt. C’était à défaillir d’hilarité ! Ciri frappa de la main sur la table, toussant violemment, incapable de stopper son expression de joie, et le mélange d’émotion et de douleur - personne n’aimait se noyer avec l’équivalent de deux cuillères d’eau - lui tira quelques larmes.

« Je veux absolument savoir, articula-t-elle en essayant de reprendre son souffle, comment s’est déroulée la première rencontre entre ce félin et lui. Il est de notoriété publique que les chats t’ont toujours détesté, compléta-t-elle en se tournant vers le sorceleur, ne me fais pas croire que celui-ci fait exception. Ou alors, ce n’est pas un chat, mais un changeur de forme sous déguisement ! Tu as testé l’argent ? »

Que c’était bon de rire ! Elle sentait déjà qu’elle n’allait pas s’ennuyer avec ces deux-là. Elle n’avait pas besoin de trop alimenter la conversation, elle pouvait rester en retrait, comme elle en avait parfois besoin, et juste les écouter discuter de jeux et d’univers qu’elle ne connaissait pas, sans que ça ne soit gênant. Elle savourait simplement l’instant, la chaleur, la complicité.

Voir Geralt aussi enthousiaste, ça n’était pas arrivé souvent ; parviendrait-elle, elle aussi, à laisser de côté le poids qui pesait sur ses épaules, pour laisser la douceur d’une nouvelle vie à Everton l’envelopper ? L’existence qu’elle avait menée lui avait appris à se méfier de tous, de tout. Une pointe d’anxiété et d’anticipation lui serra l’estomac. Elle devait rester sur ses gardes malgré tout.

Non ! Ce n’était pas le moment de laisser ces pensées sombres ruiner sa joie. Il fallait qu’elle se concentre sur la conversation. Peut-être rirait-elle à nouveau comme quelques instants auparavant si elle le faisait.

« Tu sais jouer au Gwynt, Howard ? Quelle est ta faction préférée ? Pour ma part, je crois que j’ai un faible pour les monstres et Skellige… Et je suis volontaire pour Magic aussi, si jamais : autant apprendre en même temps que Geralt, si je veux avoir le plaisir de le battre. »

Elle tira la langue comme une enfant vers son père.